29/06/2009
Bonbons perdus

P o è m e s e t m o r c e a u x d i v e r s
Avec quelques peintures de Eliane Larus
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Avant-propos
Malgré leur apparence surréaliste, les poèmes et les textes qui composent ce recueil ont un sens* : ils racontent chacun à leur manière une “histoire”.
L’histoire triste est authentique. J’ai vraiment connu ce médecin homéopathe. Le fait est rare mais il est effectivement possible de sortir un poisson de l’eau en procédant de cette manière.
L’écriteau de la gare de Saragosse s’adresse aux mauvais garçons qui fument le thé au lieu de le boire.
Gilbert a existé. Il ne vivait pas dans une armoire mais il avait installé dans son grenier un minuscule autel devant lequel il donnait des messes insolites et naïves. Il n’écrivait pas mais il aurait dû.
L’homme qui se jette dans la Seine dans le poème Paris est « sans tête » car il n’a plus sa raison.
Les raisins de mer qui claquent sous le pied du poème Anvers sont en fait les algues à flotteurs qui s’échouent certains jours sur les plages. Les éclats d’obus « finement ouvragés » font référence au soin méticuleux que depuis toujours nous apportons à la fabrication des objets de guerre.
Dans le poème Amsterdam le “métier des ponts” signifie que la lune accroche ses rayons aux câbles des ponts métalliques. Un de ces ponts suspendus est appelé à Tours “ Le pont de fils ”.
La publicité des ampoules de whisky du poème Proxima du Centaure est authentique. Ces ampoules sont fabriquées en France.
La fenêtre ouverte est celle de la chambre de mon enfance. La locomotive portée par l’enfant Jésus a existé : elle était mon jouet préféré ; mais celle qui lui est attribuée dans ce poème est plus grande, son poids le fait tituber car c’est le poids des misères du monde.
*Cela ne veut bien sûr pas dire que les écrits surréalistes n’ont pas de sens. Les plus authentiques d’entre eux nous invitent en effet à une perception subtilement décalée —plus aiguë— du monde.
P o è m e s
« Si Dieu mangeait, il mangerait du sucre. Les sacrifices humains ou animaux m’ont toujours paru autant d’aberrations : quel gaspillage de sang pour un être qui aurait été si heureux d’une hécatombe de bonbons ! »
Amélie Nothomb, Biographie de la faim
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L’imagination
Ce qui permet de voir un œuf cru
descendre un escalier de porphyre
sans savoir ce qu’est le porphyre
et sans que l’œuf se casse
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Paris
Le ciel coule son minium
dans la gueule des péniches.
Les lingots de soleil
qui forniquent sur les vagues
font la pige
plus haut,
aux yeux des autobus.
Parisiens têtes de chiens, Parigaux têtes de veaux !
La Tour Eiffel déchire les nuages et fait rouiller le ciel,
un homme sans tête
jette son corps dans l’eau
et la mort sur le pont fait sonner ses klaxons
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Amsterdam
Des glycines dardent leur langue sucrée
( j’en croque avec mon lait du matin )
Mon doigt à canon scié
tire des oiseaux de celluloïd qui volent et tombent
en criant ouiii ! ouiii ! avec un sourire entendu.
Un poisson anémique
échoué sur son veston
raccommode sur la berge
son morceau d’aspirine.
Le soleil accorde son piano à groseilles.
La Lune tisse la nuit
sur le métier des ponts.
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Ostende
Sur la plage les raisins de mer claquent sous le pied.
Au bout de la jetée on entend fonctionner les nuages.
Les maisons sont bleues ou roses, les passants fourrés à la pistache.
Les violettes ne sentent rien à cause du vent.
Quelques touristes ramassent des éclats d’obus de style 1900
finement ouvragés
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Saint Petersbourg
La lune de décembre
couronnée de lucioles
monte dans un ciel de verre.
La Neva est froide
mais les nuages sont chauds,
et l’église est ronde
comme un artichaut.
On voit le bon Dieu
à l’angle d’un square
qui solde ses missels
comme un très vieux camelot
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Edimbourg
Elle est belle et douce
un peu vierge.
Chez elle il y a des enfants qui aboient
et des chiens qui pleurent.
On entend aussi le tic-tac des nuages
car il ne se passe rien.
Dans le jardin on a volé les œufs du merle,
un chat s’est noyé dans le puits.
John est venu ce matin
la consoler mine de rien :
un mot par ci, un mot par là,
Tripoti, tripota,
lève la queue,
et puis s’en va
Les deux dernières lignes font référence à l’ancienne comptine française “Une poule sur un mur”, qui se termine de la même façon.
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Anvers
Confiture flamboyante du ciel,
Lune-saphir sur le tango de la mer.
Qu’elles soient brunes
qu’elles soient rousses
elles ont du bleu autour des yeux,
ça s’accorde avec les marins
qui dans leurs yeux ont tout ou rien.
Milou fait des cratères
en pissant dans la sciure :
il est trop grand pour ses chaussures
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Galway
Je me suis réveillé sur le licol de l’aube
Le tam-tam des péniches éclaboussait les quais.
Je m’étais évadé du métro Pimlico,
ma peau sentait la myrrhe et les arômes secrets
qui se vendent à Soho
pour deux dollars
pour deux sous.
Ailíse fumait
des cigarettes à longues jambes,
mais disait oui sans manières.
Le soir nous dînions sur le port :
Clitoris de tanches au beurre blanc
Cuisse d’ourse au céleri
sourcils de crabe à l’Andalouse
Mandarine
Et nous buvions tant de bière
que nous avons perdu notre enfance
dans la tourbe du Connemara
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Manchester
Dans un hôtel anglais
du bon vieux Manchester
sur un lit de fer blanc
dort un enfant vert.
Ses parents dans le noir
lui font un petit frère
c’est pour qu’il ait
plus chaud l’hiver
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Londres
Le ciel est gris sur la Tamise
Les grues font des génuflexions
à un vieil homme qui passe, mort
dans son cercueil-bateau.
Mary arrose son basilic
tandis que trois hommes volants sans nez ni z’yeux
escaladent la Lune en disant allô !
Ce poème a pour sujet la simultanéité des faits mais c’est aussi un hommage à Winston Churchill. Quelques jours après son décès, alors que le bateau qui portait son cercueil descendait la Tamise, les grutiers de Londres le saluèrent une dernière fois en inclinant leurs grues. Les hommes volants sont les trois astronautes —visage caché par le bulbe argenté de leur scaphandre— qui ouvrirent la voie à la conquête spatiale.
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China town
Selon l’heure qu’il est,
Pipo fait le museau
ou prend feu spontanément.
Charlotte fait sa sucrée
( c’est une de ces jeunes filles
nourries sous la mère ).
Pourtant ici le ciel est encombré d’étoiles.
Je veux une glace au parfum !
dit un enfant,
plus bas dans la rue.
Mais dans la chambre étroite
où la petite Chinoise dort
quatre murs froids enferment la joie
entre leurs doigts palmés
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New York
Sur le pont inférieur
l’enfant dit qu’il regrette Za et Opi
Opi est un homme caoutchouc
Za un poteau de métal gris qui sourit.
Entrant au port le bateau crie : Enfin !
Très loin, deux hommes allongés
dans un champ de blé du Dakota
regardent les nuages
un brin de paille entre les dents
un épi de maïs à portée de main
le plus grand dit
que de l’autre côté du monde il fait nuit
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Là-bas
Là-bas j’étudierai
la stratégie du papillon,
l’écume du ciel,
le sel des jours.
Là-bas j’écrirai :
“Coin-Coin, ou Le temps des jeunes filles,
L’enfance de l’araignée,
Le jeune homme évanoui,
Bonbons perdus”.
Le fleuve sera sucré-salé ( jours de miel, jours de fer ),
Une barque fraîchement dorée par le soleil
me heurtera de l’épaule
je partirai à la dérive
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Par la fenêtre ouverte
Par la fenêtre ouverte
on voit des avions
qui piquent du pollen
au flanc noir d’un nuage
Une odeur de café vient de la cuisine
où ta main doucement
incline la bouilloire
La chambre est petite
avec un lit pour deux
Dans l’eau du lavabo
se croisent des paquebots
vastes harmonicas qui fument
La glace renvoie nos corps vers les étoiles
Sur la lune un point blanc titube
c’est l’enfant Jésus
qui porte sa locomotive
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Cirque
Le nain trafique les libellules avec son canif
l’homme-serpent se met en circuit fermé.
Le bossu cherche l’obèse
pour jouer à la balançoire.
Jumbo s’endort
en suçant sa trompe.
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Trois soldats
Trois soldats passent en dégustant des moules
Ils s’interpellent en se disant : “Coco !”
Ils ont l’air con avec leur couteau à éplucher la lune !
Ils vont au bal
C’est un bal en fer
avec des roses en bois
La porte des cabinets s’ouvre sur la falaise
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Coïncidence
Un jour qu’il y avait du vent
( mon harmonica jouait tout seul dans ma poche )
j’ai croisé une fille qui marchait doucement
en passant sa langue par le trou d’un bonbon vert
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C i n q p o è m e s p o u r e n f a n t
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Dessin d'enfant illustrant ce petit poème
(Son nom n'est pas connu. La zone rouge en haut du seau représente le croissant de la lune se reflétant dans l'eau.)
Le jardin endormi
A minuit sous les prunes,
un merle boit dans un seau,
quelques gouttes de Lune,
pour que son chant soit plus beau
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Le cirque à cinq centimes
Dans ce cirque idéal
plein d’oiseaux rigolos
l’artiste jongle avec des mots
puis il vole leur chapeau
aux mots comme : tête
aux mots comme : bêche
pour coller des accents circonflexes
aux yeux des enfants étonnés
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La petite fille au pantin
La petite fille au pantin
attend du soir au matin.
Elle se raconte des histoires
pour oublier son chagrin :
A l’ombre bleue
d’une citrouille barbouillée de rosée
un scarabée rose se repose
près d’une brosse à dents
qui a perdu ses dents
et dont les cheveux flottent dans le vent.
Si les vignes donnent du miel
les vaches mangeront les blés
les poissons comme les fleurs
ont des pétales dorés
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Petite fille aux doigts alumettes (détail)
Comptine du p’tit rouquin
Qu'y a-t-il
au pied du sapin ?
une petite fille aux doigts allumettes,
sculptée dans une vieille fenêtre.
Son père, un bonhomme filiforme,
vit dans un cageot à pommes.
Mais le p’tit rouquin a tout pris !
la poupée qui fait pipi
le camion qui fait du bruit
le fusil à pomme de terre
et le sinistre revolver.
Par la fenêtre on entend
une comptine qui vient du vent :
Quel est l’animal, Mademoiselle Sandale,
quel est l’animal qui n’a pas peur du p’tit rouquin ?
Demain nous irons à l’école, respirer l’odorante colle ;
la blanche qui sent si bon l’amande, est idéale pour apprendre :
Les araignées ont plus de quatre pattes. Une plaine est une montagne plate.
Chantons cette comptine à l’unisson : elle est en forme de poisson !
On a bricolé, surtout à la campagne, des fusils à pomme de terre jusqu'en 1950. Il s'agissait d'un bâton évidé comme une grossière sarbacane. Un inoffensif morceau de pomme de terre était projeté en comprimant l'air à l'aide d'une baguette de bois introduite d'un geste brusque.
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Si tu t’en vas
Si tu t’en vas je serai triste,
triste comme un cheval perdu dans la nuit
sans charrette derrière lui
Triste comme un maquereau au vin blanc
dans une boite
au fond de l’océan
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Dans tes yeux
Dans tes yeux il y a la mer
dans la mer il y a une bouteille
dans la bouteille il y a un paysage
J’aime m’y promener
seul ou bien à deux
quand je me sens petit
ou très grand
ou très vieux
J’y vois des cormorans
des mots abandonnés
des mouettes immobiles et de grands lits défaits
Et bien sûr un soleil !
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M o r c e a u x d i v e r s
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Mondes
Un peuple attendrissant réparti sur des étagères veille sous mon escalier : avions en carton et capsules de bière, têtes de mort en sucre, bonshommes-bouchons, robots voleurs de pièces, Pinocchios et bibendums, bateaux en bouteille, squelettes à ressort …
Un jour cette foule pourvoyeuse de sourires ne sera plus, et je me demande sur combien de planètes existent ou ont existé semblables incarnations de la poésie, inaccessibles pour cause d’éloignement ou d’anéantissement ( astres morts de cendre ou de glace, brûlés par le dernier feu d’un soleil finissant ).
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Un musée
Le village de Chatanouga vendu quinze dollars à un Martien !
“J’ai cru que c’était une blague !” a dit l’étranger. Mais il a quand même empoché l’acte de propriété. La petite ville deviendra dans un proche avenir, et sous l’égide de son nouveau propriétaire, un musée de poésie vivante, dont la pièce maîtresse consistera en la boutique du marchand de cycles. Elle est actuellement ornée d’une bicyclette rouge, d’un sapin de Noël, et de flocons de neige en coton.Les habitants de Chatanouga seront autorisés à vivre dans le village à condition de n’y rien changer, y compris la décharge sauvage qui restera dans son état actuel.
Le Courrier, 20 mars 2054
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Histoire d’amour triste
J’ai connu une histoire d’amour triste dans laquelle pour une fois je n’étais pas impliqué. Le vieux médecin homéopathe qui soignait ma mère aimait une carpe qui habitait une rivière. Il l’avait d’abord élevée dans un bassin, chez lui à la campagne. La carpe étant devenue adulte et à l’étroit dans ce coin d’eau, il la plongea un jour dans la rivière. Il faut dire que du temps du bassin il avait l’habitude, souvent, de la sortir de l’eau pour lui caresser le ventre (si, si, c’est possible : je l’ai vu de mes yeux). Alors le bonhomme venait à la rivière et pour voir sa copine il entrechoquait deux cailloux sous l’eau. La carpe accourait (les poissons ont un territoire limité qu’ils ne quittent jamais, mais ça tu le sais déjà).
Le toubib était vraiment vieux ; il est mort le premier. Les carpes vivent longtemps. Elle a dû se demander pourquoi il ne venait plus. Elle devait avoir son idée de l’amour. Sûrement, elle longeait les berges en montrant son ventre pour se faire tripoter par le premier venu. Alors peut-être qu’un jour un type du genre Indien lui a enfoncé un truc pointu dans le ventre...
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Marcello
Mes pâtes je les fais moi-même à la main. Des fois elles s’emmêlent alors je les laisse sécher ; les touristes disent que c’est des sculptures et me les achètent. Mon problème, c’est les rats qui veulent manger mon art. Là j’en observe deux qui rampent ; ils se sont mis à l’intérieur d’un pain au lait pour passer inaperçus mais je connais le coup, je repère vite les queues qui dépassent. Les rats sont intelligents : j’en connais qui se déguisent en femmes, des sortes de Suédoises à peau crémeuse. Dans ces cas-là, je dis rien, je me laisse séduire, on va dans la cuisine et je leur tripote les cuisses. L’Italie est un pays dur où il faut savoir profiter de tout. Je connais une Anglaise, dans une maison de verre ; elle dit qu’elle ne peut pas pleurer ni rire à cause de ses lentilles. Ça diminue les sentiments, les verres de contact. Le soir on s’amuse avec du potage alphabet ou au lit. Mais on joue surtout à la princesse. Moi aussi j’aimerais être quelqu’un d’autre. Par exemple une femme riche, avec de belles cuisses, des voitures et une maison pleine d’animaux. Je rêve d’être heureuse.
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Les asperges
Un homme en visite dans une maison regarde la pluie tomber sur le jardin. Quelque chose l’étonne : un chat mouillé semble dormir sur l’herbe. Le visiteur pense : ce chat est mort !.. Cependant, d’une fenêtre une voix de femme crie un nom et le chat tourne la tête.
Le visiteur, inquiet, ne peut s’empêcher de penser : les chats n’aiment pas la pluie : si je ne rêve pas, je suis dans un autre monde !
Mais une envie d’uriner le prend et l’odeur caractéristique des asperges le rassure...
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Gilbert
Gilbert est un ancien portier de nuit. Comme beaucoup, il a surtout connu des fortunes tristes : le tableau trouvé dans le grenier n’est même pas d’un petit maître. Le fameux bocal de l’oncle mort ne contenait que des sous percés. Il vit dans un meuble : une armoire où il se sent chez lui. Une ampoule électrique tombe du plafond, l’éclaire et lui chauffe le crâne. Des photos d’actrices mal collées décorent les murs (il faut bien appeler murs les parois de son modeste royaume). Sa libido s’épuise en vaines saccades, mais il n’est pas malheureux : il écrit sur un livre de comptes. Mille pages zébrées de phrases minuscules parlent d’une jetée qui est en réalité un piège à touristes. La nuit elle quitte furtivement le port, emportant les promeneurs vers on ne sait quel destin. C’est le plus beau livre du monde mais personne n’en sait rien ; et il s’en fout. Parfois des papillotes tombent par les fentes de l’armoire avec des choses écrites dessus, difficiles à lire. J’espère qu’un jour il ouvrira sa porte : je lui volerai des histoires.
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Écriteau dans la gare de Saragosse
Voyageur, que ton bagage soit en forme de crabe
ou de valise le bruit des roues sur les rails
est du tabac pas cher
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Des gens
Des gens reçoivent chacun une lettre leur demandant de se rendre place de la Concorde. Arrivés là, ils s’aperçoivent qu’ils ont tous une tête bizarre. Ils dissertent sur la cruauté du monde, mais quelques-uns deviennent amis.
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Certitudes
Le scribe accroupi était debout avant la pose.
Si les œufs étaient carrés
il est probable que beaucoup de choses le seraient aussi.
La lune fut éclipsée par la tête de Robespierre
pendant le court instant où elle tomba par terre.
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Un autre monde
Lorsqu’une goutte de sueur tombée du front d’un homme arrêtait le combat de deux insectes c’était le prétexte à des discussions qui duraient une nuit.
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Proxima du Centaure
Elle a des cheveux bleus, une bouche jaune et des hanches de sardine ; mais cela n’a pas d’importance : son amoureux, un dolent gastéropode, passe ses journées dans la position du loto.
Ces deux-là vivent sous la même ampoule ; avec Pipo le chien qui parle et Alida qui chante l’opéra la tête en bas.
Le cinéma raconte les aventures d’un soldat qui est si petit que les balles lui passent au-dessus de la tête. Sur le trottoir, dans la queue, un petit homme crie : “ Laissez-moi passer ! je dois voir le film ! ”. ll porte un brassard rouge sur lequel est écrit : Police secrète.
A l’entr’acte on peut lire la réclame en lettres d’or sur le rideau rouge :
“ Goûtez les fameuses ampoules de Whisky Gogotine Fabricant exclusif : Luc Bhobth ” *
« Mangez du saucisson de cheval ! Le cheval : un animal sain aux formes harmonieuses »
Dehors, à l’ombre des ombellifères, Philibert le mesquin suce des bonbons de verre et met du diesel dans son briquet.
La nuit pique ses étoiles dans le drapeau du soir.
Quelque part, très loin de là, d’autres êtres inventent un monde :
la première hutte suggère le triangle,
le haut et le bas s’imposent au premier jet de pierre,
l’idée de la distance vient à la première fatigue,
une Lune dit que le cercle existe.
* publicité authentique vue peinte sur une camionnette à Paris en 1990
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Le cauchemar d’Eliane
Des autobus descendent du ciel en vrombissant comme des bourdons
des êtres d’apparence humaine en sortent qui courent en tous sens,
ils entrent dans les immeubles et dans les maisons,
égorgent les habitants d’un geste rapide et précis,
puis ils basculent les tête en arrière,
juste ce qu’il faut
pour introduire une assiette dans l’ouverture béante
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De la peur I
Si l’on coupe les pattes d’une araignée
au ras de son corps
— qui pour une grande part est mou —
elle perd son pouvoir effrayant.
Par contre, les pattes qui bougent encore,
placées au fond d’une boite d’allumettes vide,
font très peur !
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De la peur II
Depuis toujours nous avons peur des squelettes,
alors que nous en avons un,
vivant !
à l’intérieur de nous-mêmes !
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P i e r r o t
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C’est dimanche
C’est dimanche et le ciel est bleu : Pierrot décide de se beurrer. Il procède comme d’habitude, la tête calée sous le feu de l’ampoule, enfonçant ses mains dans le beurrier, les doigts serrés en coquille. Il attend voluptueusement que la matière mollisse. Puis, à petits coups rapides, il se graisse abondamment le crâne. Ses cheveux n’offriront pas prise au vent... Il est seul à pratiquer le vélo avec cette passion-là.
Et le chien qui court dans l’axe du pédalier aboie sa joie ! C’est gratuit le bonheur.
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Par la fenêtre
Pierrot regarde par la fenêtre. De l’autre côté de la rue, sur un buffet sinistre, un vase jaune confond ses fleurs tristes avec les roses joufflues du papier peint. Une plante verte, un sucrier, trois bols blancs sont posés sur une nappe vaguement orientale. Un homme portant cache-col et béret verse du café à une femme qui rit. Chez les voisins du dessus, des billes courent sur le parquet, butent contre les plinthes. Ici, c’est le silence. Les chocolats fondent sous la lampe. — Pierrot, qu’est ce que tu fais avec ton stylo ? — Rien, j’écris sur le chat...
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La bonne soupe
Empêtré dans son manteau trop petit, Pierrot chasse les canards de la cuisine en gesticulant. La grande fille l’observe du coin de l’œil. Devant la porte, le jeune garçon bat des pieds pour se réchauffer. “ Entre donc ! dit Fernand. Tu vas t’asseoir là pour la soupe. T’aimes ça la soupe, au moins ? ” — Ça dépend ! — Ça dépend de quoi ? — De l’heure qu’il est !.. — Ah ? Eh ben là, c’est l’heure ! Pierrot regarde la pendule. Les deux flèches noires disent sept heures. “ On n’est pas à Paris ici ! ” reprend Fernand en jetant sa casquette sur une chaise. Oubliée depuis l’été, une bande gluante piquetée de mouches pend du plafond. L’ampoule de la cour s’éteint car il fait presque jour. La fille prend place en bout de table derrière un grand bol blanc à carreaux rouges. Encore endormi, Pierrot s’assied péniblement sur le banc devant une trempée fumante de pain et de poireaux. Il pose la cuillère sur le bord de l’assiette, puis, la tête vide, pousse doucement le manche du bout des doigts. La lourde cuillère s’avance comme une barque et finit par sombrer. Il sent venir des larmes. Mais une odeur de café frais vient lui cajoler les narines. Il reprend espoir et avale une gorgée de soupe. Quelle saveur insolite si tôt le matin !.. “ C’est pas bon ! ” s’entend-il dire en reposant la cuillère. “ Faudra bien que tu t’y fasses ! ” dit la grande fille, dont le visage a disparu derrière le grand bol.
Et au même instant, comme pour marquer la victoire de la ferme, un coq chante si fort qu’il fait trembler les vitres.
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Rien n’est simple
Heureusement que les escaliers ne donnent pas leur avis sur le goût des chaussures ! pense Pierrot en sortant du métro. Dans le dernier wagon, il a vu un homme aux yeux rouges brandir un écriteau sur lequel on pouvait lire :
VAPORISATION DE MÉDICAMENTS !
LES PARTIS SOCIALISTES ET COMMUNISTES
VAPORISENT DES GAZ QUI FONT DORMIR
CE SONT DES CRIMINELS !
De la fenêtre, il écoute ce qui se dit à l’étage au dessus. A droite quelqu’un avoue : “ Comment pourrais-je manger proprement ? je n’ai plus d’idéal ! ” Et à gauche : “ Le printemps arrive, maman, on va bientôt te remettre à la fenêtre ! ”
Et puis, plus bas, une femme crie : “ L’enfance c’est n’importe quoi, tout le temps ! ”
Et plus bas encore, dans le commissariat de police : “ Même pour votre chien c’est pareil : c’est pas son vrai nom !.. Alors, comment voulez-vous qu’on vous croie ? ” Ce matin, Pierrot a appris que sur les anciennes pièces de monnaie françaises la semeuse sème contre le vent. Rien n’est simple et tout est intéressant... Qui sont les auteurs des histoires drôles ? se demande-t-il tout à coup. Le nez collé au carreau il avale une goulée d’air en refermant un gros dictionnaire. C’est décidé, il sera écrivain.

Auteur : Michael Lecomte.
J'ai l'air sévère : la photo a été prise en France sur les côtes du Mor Bihan ("Petite mer" en breton) pendant l'hiver 2009. Ce jour-là le soleil était vif et faisait plisser les yeux. Le froid était assez vif lui aussi !
m.lecomte@noos.fr
Les œuvres d’Eliane Larus visibles dans ce recueil sont des détails extraits de différentes peintures. On trouvera, aux trois adresses suivantes, de nombreuses œuvres de ce peintre reproduites en entier :
http://larus.hautetfort.com/
http://elianelarus-critiques.hautetfort.com/
http://www.artactif.net/arttransit/
Une partie de ce recueil est parue en 1994 aux Editions Area sous le titre Accents circonflexes.
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